jeudi 22 juin 2017

Prix de la critique des Lycées 2017

Le premier Prix de la Critique 2017 a été attribué à Corinne Léon, élève de Seconde du Lycée Gustave Eiffel pour un texte inspiré de Quelqu'un qu'on aime de Séverine Vidal (Sarbacane, 2015).


Mon cher Luke,

Un an de plus. Une nouvelle année qui s’offre à toi. J’aurais tellement de choses à te dire, pour ce nouveau chapitre que tu commences. Je ne sais même pas par où commencer. Sûrement vaut-il mieux le faire par le début.

La première fois, j’ai juste relevé mais je n’ai pas retenu. Il avait simplement mélangé quelques lettres, après tout.
En y repensant, peut-être était-ce un prélude, une sorte d’indice de ce qui allait se passer. Un indice bien ironique.
A l’époque, je ne connaissais encore rien. Je pensais naïvement que tout allait bien se passer. J’étais quelque peu perdue, oui ; mais je pensais que cela ne serait que passager. Je pensais que j’aurais ce poste, que je vivrais cette vie tant rêvée – beaucoup trop rêvée. Idéalisée. Que Lane viendrait me voir de temps en temps, promenant sur moi son regard scrutateur – son regard de grande sœur bienveillante. Que, fidèle à son rôle, elle aurait tout observé, pour à la fin se tourner vers moi et me dévisager.
Peut-être qu’elle savait déjà, en fait. Peut-être qu’elle savait que ce travail n’était pas pour moi. Peut-être qu’elle savait que je n’aurais pas été heureuse. Peut-être qu’elle savait qu’il manquait quelque
chose à ma vie, quelque chose de cruellement absent – mais cruellement indispensable : une petite touche de magie.

Quoi qu’il en soit, je lui aurais souri. Un sourire épanoui. Un sourire loin des attaches, loin des problèmes, loin de Joe. Loin de ces instants bateaux. Peut-être un sourire nostalgique, finalement. Un sourire tragique, aurait dit Lane en me regardant tristement.
Peut-être.
Parce que, sans cet entretien, je n’aurais pas rencontré ceux qui font maintenant partie des miens. Comme quoi, tout n’est pas à renier dans la fatalité. Car fatal, ce destin l’était. Probablement pas pour moi ; mais pour celui de ma famille. Une fatalité qui n’en fut que plus vicieuse – une fatalité qui m’a rendue heureuse.

 Aujourd’hui encore, je repense à tout ça, plantée derrière la fenêtre du salon. Elle donne sur le jardin.
Je ne peux m’empêcher de sourire. Ce jardin que nous avons mis tant de temps à aménager, toi et moi ; ce jardin que nous entretenons chaque jour sans relâche. Ce jardin dans lequel nous avons mis tout notre cœur et toute notre âme – en souvenir de ce voyage, de Pat Boone, de Suzanne, de Gary, de nos premiers moments en famille.
Derrière cette fenêtre, je revois ma vie défiler. Ces moments tant aimés. Ces inconnus rencontrés par hasard, et qui maintenant représentent tout pour moi.

Dans le jardin, tu te débats avec la pelleteuse que je t’ai offerte pour ton anniversaire. Mon visage s’illumine quand je repense à ce jour. Tu avais l’air tellement heureux… Tu ne voulais le fêter « pour de vrai » qu’avec Gary et moi. Alors, on a fait un petit repas dans le jardin mercredi dernier. Tu t’en souviens ? Un repas tout simple, car « ce n’est pas la peine d’en faire des tonnes », comme tu as dit. Et on a mangé tous les trois, moi dans ma salopette que tu m’as offerte avec ton premier salaire de jardinier apprenti de la commune, et Gary trônant en bout de table dans son cadre en bois décoré par nos soins de petites phrases remémorant les différentes étapes du voyage qui a changé nos vies.
Matt et Amber ne seront de la fête que la semaine prochaine, la semaine où Matt aura la garde d’Amber. Il se pourrait même qu’ils emmènent Suzanne – mais chut ! tu n’es pas censé le savoir.

A travers la vitre de la cabine de la pelleteuse dans laquelle tu es perché depuis le début de la matinée, tu m’aperçois et me souris. Je secoue la main dans ta direction. Tu me fais signe de te rejoindre tandis que ton sourire se fait plus grand. Je ne sais pas quel coup tu prépares encore, mais mon petit doigt me dit que je ne vais pas tarder à le savoir.
Je ris et sors de la maison en courant. Dehors, l’air frais me pique le visage. Je ris toujours lorsque j’atteins la pelleteuse, tournant sur moi-même comme une enfant qui découvrirait la neige pour la première fois. Je ne m’engouffre dans la cabine que quelques minutes plus tard, haletant sous ton regard goguenard.
Oui, ces inconnus rencontrés un jour de tempête représentent maintenant tout pour moi. Ils représentent tout ce que j’aime. Ils représentent tous ceux qu’on aime.

J’ai pensé que cette lettre serait un beau cadeau d’anniversaire pour toi, petit frère – en plus de la pelleteuse, bien sûr. J’ai pensé que ça te ferait plaisir de savoir que des gens t’aiment tout autour de toi.
Peu importe ton changement d’identité, ta fugue ou ce qui est arrivé à tes parents. Peu importent tes choix, Luke, car ce sont les tiens. Fais-les pour toi. Vis ta vie pour toi et pour personne d’autre. Et surtout, n’oublie pas que tu nous as, maintenant. Nous, ces inconnus que tu as rencontré pendant une tempête de neige alors que tu fuguais.

Cette histoire ferait un beau roman, tu ne trouves pas ? Ou un livre imagé, pour qu’Amber puisse le lire avec nous. On pourrait l’appeler : « Ces inconnus qu’on aime ». Ou bien « Certains qu’on aime. » Ou alors… Non, tu sais quoi : cherche, toi. Trouve un titre à notre histoire. Je suis sûre que, quel qu’il soit, il sera parfait.


Je t’embrasse très fort, petit frère,
Antonella


« Quelqu’un qu’on aime ».
A l’image de notre histoire, c’est un titre plutôt bancal,
 sûrement un peu atypique – mais c’est un titre qui renferme
 tellement de choses. Comme notre histoire, c’est un titre que
nous avons construit ensemble. C’est un titre qui nous repré-
sente. Qui nous relit les uns les autres. Exactement comme la
famille que nous sommes à présent. Liés par un lien beaucoup
plus fort que celui du sang : l’amour.

Merci pour tout, grande sœur.
Luke

Corinne Léon

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