On
peut encore sentir l'odeur des ciorbas dans la maison laissée dans
le sillage des derniers occupants ; ces soupes au poulet et à la
pomme de terre dont les roumains raffolent. Pourtant l'odeur ne
semble pas déranger le couple d'acheteurs américains qui paraissent
ravis de leur nouvelle demeure. Certes pas immense mais suffisante
pour eux deux. Les fenêtres sont petites, étriquées et se semblent
pas vouloir laisser la lumière rentrer, tandis que les pièces sont
larges mais séparées par de grandes et hautes cloisons au papier
peint ancien qui se décolle de part et d'autre du mur et que l'agent
immobilier ne semble pas avoir voulu cacher. Mais en vérité c'est
le prix qui séduisit les acheteurs. On raconte que son dernier
occupant fut Béla
Károlyi, l’entraîneur de la célèbre Mary Lou Retton et d'une
certaine Nadia quelque chose qu'il entraîna en Roumanie auparavant.
Mais aucun des deux ne pouvait connaître Nadia, ils n'étaient même
pas nés lorsqu'elle remporta les JO de Montréal. Et bien ce Béla
n'avait plus assez pour payer ses dettes et sa maison fut saisie, et
donc revendue bien bas par la banque. Impatiente de s'installer, la
jeune femme se précipite à l'étage avec le carton "salle de
bain" qui regroupe les indispensables d'une salle d'eau qu'elle
avait jugé important de garder : les serviettes, les produits de
beauté, les médicaments, les gels douche, sèche-cheveux et
shampoings ... Elle tire le tiroir bleu pastel à droite de la large
vasque et aperçoit un minuscule carnet bordeaux à spirales qui
traîne et qui semble ne pas avoir bougé depuis longtemps ; il en
avait laissé la trace de poussière au fond du tiroir. On peut lire
sur la petite couverture, comme gravé avec une épaisse aiguille, "A
Nadia" sous le ruban rouge sang qui le gardait. La jeune femme
recule d'abord comme si elle était en face d'un trésor inestimé,
comme si cela lui apporterait gloire et fortune quittant ainsi enfin
cette vie pauvre et anonyme que son mari lui avait offerte. Elle pose
son carton contre la petite baignoire fissurée et attrape le
minuscule carnet, il lui paraissait plus léger à regarder qu'à
porter. Certaines pages jaunies par le temps s'étaient détachées
du squelette du carnet pour venir respirer l'air capitaliste du sol
américain. La jeune femme aperçut quelques mots mais comprit vite
que ce n'était pas de sa langue, pas de son ressort. Elle ressent
une certaine tristesse, une certaine déception semblable à celle
qu'on éprouve lorsqu'une bulle de chewing-gum ne gonfle pas ou
lorsqu’après maintes et maintes reprises, le trou qu'on tenta de
colmater sur ce magnifique jean se reforma et devint encore plus
gros. Ce carnet avait piquée au plus profond sa curiosité avec
seulement ces deux mots écrits en anglais "A Nadia" et ses
pages jaunies, et rien ne pourrait la rassasier plus que de lire et
comprendre ces écrits. Elle range alors ce petit carnet qui semble
détenir pleins de secrets dans sa poche de jean gauche et redescend.
Elle recherche dans les jours suivants la langue potentielle de ce
carnet sur internet, puis déniche un traducteur habitant à 46km de
chez elle. Elle envoie le petit carnet rouge communiste au traducteur
par une lettre recommandée en lui proposant 300$ pour la traduction
complète et totale de cet ouvrage si particulier en insistant sur sa
discrétion. Il lui revient, 1 mois plus tard, un manuscrit peu
épais, une vingtaine de page peut-être tapées à la machine à
écrire - quoi ces choses-là existent-elles encore ? - ainsi que du
petit carnet bordeaux. Elle profite d'un moment ou son mari travaille
pour enfin satisfaire la curiosité qui l'obligea à dépenser 300$
pour une simple traduction. Honnêtement, c'était presque comme si
cette histoire de carnet lui était sortie de la tête et elle se dit
qu'elle devait être un des seuls travaux de ce traducteur. C'est
vrai, qui chercherait un traducteur roumain ? Le manuscrit n'était
accompagné de rien d'autre, pas de facture, ou de post-it indiquant
quoi que ce soit à propos du carnet ; juste des pages. Le ruban
rouge qui scella autrefois le carnet avait était coupé, ou plutôt
arraché avec un objet qui ne devait pas être prévu à cet effet.
"1981
Nadia,
je ne sais pas si tu liras ces lignes mais je l'espère. Je suis
parti, je t'ai laissé et j'espère que tu comprendras, me
pardonneras. T'es grande maintenant, tu peux le faire sans moi et
puis je te suivrai de loin Nadia, il n'y a pas besoin d'être près
pour observer. Regarde la Lune, le monde entier la voit sans jamais
la toucher. Viens ici si tu peux. Ici tout est mieux, sauf les
gymnastes. Je pense que je peux en trouver des bonnes qui deviendront
meilleures mais elles ne seront jamais excellentes et on ne peut pas
leur en vouloir ? Je crois que non. Comme on dit ici : "goodbye!".
1989
Nadia,
j'ai souvent pensé à t'écrire mais je n'ai jamais su quoi dire. A
chaque fois je m'asseyais devant une table avec un stylo mais je ne
sais pas, je ne suis pas un homme de lettres hein. Et puis j'avais
peur que tu m'en veuilles pour avoir entraîné Mary Lou. Elle est
excellente mais tu sais les gens ne se souviendront que de toi et tes
rubans rouges communistes. Parfois je me dis que si tu n'avais pas
été roumaine, ça aurait été différent. Peut-être que si tu
avais été française ou italienne, ça n'aurait pas été pareil.
Tu n'aurais pas travaillé pareil et puis tu avais un goût de
nouveauté que tu apportais partout avec tes rubans. Mais bon, on ne
saura jamais. J'ai entendu que t'avais fui la Roumanie. J’sais pas
encore si je suis heureux ou effrayé pour toi. La Sécuritate va
vouloir te récupérer non ? Toi l'enfant prodigue, ils vont prendre
qui maintenant pour promouvoir leurs prisons dans lesquelles ils nous
enferment ? Tu ne pouvais pas savoir t'avais ... Enfin, t'étais trop
jeune, tu ne pouvais pas comprendre. Attend je crois que je n'ai plus
d'encre tu sais là ... "
Ici
le traducteur avait laissé une note disant que les mots venus après
étaient simplement une faible trace du stylo dans le papier qui
restait et demeurerait illisible. La demoiselle se demande, après
ces quelques lignes si elles n'étaient rien d'autre que des
brouillons de lettres que ce vieil homme à moustache avait écrits
lors d'après-midi bien arrosés. Les feuilles étaient écrites par
ordre chronologique et toujours datées d'une année ; pas de jour,
ni d’événement, juste des années. Pleins d'années il n'écrivit
rien d'autre, il ne faisait que raconter son épanouissement ici, en
Amérique et à quel point il espérait qu'elle irait bien. Rien ne
satisfaisait la curiosité qu'avait éprouvée la jeune épouse et la
joie ressentie quand enfin elle allait donner un peu d'aventure à sa
pauvre vie. Puis elle lut une page intéressante.
"2013
Nadia,
j'ai lu un livre, d'une française tu sais un avec une couverture
rouge et ton portrait dessus. J'ai commencé à le feuilleter au
magasin et j'ai vu que vous vous parliez avec l'auteur alors j'ai
l'ai acheté puisque c'était un peu comme une semi-autobiographie,
puisqu'elle écrivait ce que tu racontais puis tu approuvais. Mais
elle racontait pleins de trucs faux, y'avait des trucs vrais oui mais
pleins de trucs faux. Au départ j'étais un peu énervé je
comprenais pas pourquoi tu mentais à propos de ton histoire, de
notre travail et de comment je t'entraînais. Et après j'ai compris
que c'était "fictionnel" comme ils disent ici. Moi,
j'appelle ça un mensonge. Elle ne te connait même pas et elle se
permet de t'inventer une vie, à toi, la "petite communiste qui
ne souriait jamais". J'en ai discuté avec Marta. Elle, elle
pense que c'est bien que quelqu'un qui ne te connais pas imagine ce
que tu as pu traverser ; "une personne qui ne te connaît pas
n'est pas influencée" dit-elle. Moi ce qui me dérange c'est
que cela soit une capitaliste, une femme qui n'a jamais connue notre
mode de vie, qui retrace ce qu'on a vécu ensemble. Elle a jamais
vraiment su ce que c'était et elle romance tout ça pour le grand
public ; juste pour de l'argent !! Marta dit que je devrais arrêter
de m'énerver inutilement avec mon cœur malade. Mais je ne sais pas,
moi ça ne me plaît pas. Je ne sais pas si tu l'as lu, ni si tu
devrais. Elle réécrit l'histoire et je ne veux pas que les gens
pensent que c'est ça la vérité. Je ne veux pas qu'ils pensent que
la Sécuritate ne nous donnait que quelques agents pour nous
surveiller lors des déplacements à l'étranger. Ou que nos
entraînements n'étaient jamais surveillés. En fait, je ne veux pas
que les gens connaissent la vérité mais je ne veux pas qu'ils
croient un mensonge. Marta elle, elle aime que quelqu'un raconte ça
puisque pour elle, il vaut mieux une vérité un peu déformée que
le mensonge dans lequel on vivait. Et puis elle trouve que dans cette
échange, cette "correspondance"
entre toi et l'auteure tu parais mature, aimable et reconnaissante
alors que je trouve moi que t'as plutôt l'air d'une communiste
hautaine qui n'a jamais compris qu'elle était utilisée ou du moins
pas totalement. Et puis ce nom "qui ne souriait jamais" on
ne t'a jamais payé pour sourire. On n'a jamais donné des médailles
aux gens qui sourient. Les sourires c'est juste des façades pour les
perdants et heureusement que tu ne souriais jamais parce que tu étais
trop occupée à gagner. Mais je pense que si je ne t'avais pas connu
ce livre aurait été bien, j'y aurais cru et c'est ça le problème.
Les gens vont pas être capables de différencier la vraie histoire
du roman. Enfin voila je ne sais pas quoi trop en penser. Enfin je
sais juste que ça ne m'a pas trop plu. Je pense que tu devrais le
lire en fait, mais j'ai peur qu'un jour si tu es vieille et malade,
et que ta mémoire te fait défaut, ça soit ce livre qui soit ta
mémoire, tes souvenirs alors que ce n'est pas la réalité. Déjà
que le monde entier va se souvenir de TA vie écrite par cette
française, il ne faut pas en plus que tu tombes dedans. Garde tes
souvenirs, personne ne peut te les enlever. Enfin voila, désolé de
ne pas t'écrire. Je n'achète jamais de papier à lettre et tout ce
que j'ai de Roumanie c'est ce petit carnet, alors quand j'aurais fini
toutes les pages, je te l'enverrai, peu importe où tu habites : en
Amérique, en France ou en Roumanie. Je te l'enverrai, tu le liras et
on se reverra. Je sais que je devrais t'envoyer tout au fur et à
mesure mais je n'ai jamais été comme ça, tu te souviens. On
travaille d'abord jusqu’à la perfection et ensuite on dévoile sa
figure. Je sais ce que tu vas dire "pourquoi tu compares une
figure de gymnastique à des lettres ?" mais non je ne suis pas
comme ça. J'espère que tu vas bien Nadia."
Il
avait dû oublier d'envoyer son carnet. Probablement.
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