Le premier Prix de la Critique 2017 a été attribué à Corinne Léon, élève de Seconde du Lycée Gustave Eiffel pour un texte inspiré de Quelqu'un qu'on aime de Séverine Vidal (Sarbacane, 2015).
Mon cher Luke,
Un an de plus.
Une nouvelle année qui s’offre à toi. J’aurais tellement de choses à te dire,
pour ce nouveau chapitre que tu commences. Je ne sais même pas par où
commencer. Sûrement vaut-il mieux le faire par le début.
La première fois,
j’ai juste relevé mais je n’ai pas retenu. Il avait simplement mélangé quelques
lettres, après tout.
En y repensant, peut-être
était-ce un prélude, une sorte d’indice de ce qui allait se passer. Un indice
bien ironique.
A l’époque, je ne
connaissais encore rien. Je pensais naïvement que tout allait bien se passer.
J’étais quelque peu perdue, oui ; mais je pensais que cela ne serait que
passager. Je pensais que j’aurais ce poste, que je vivrais cette vie tant rêvée
– beaucoup trop rêvée. Idéalisée. Que Lane viendrait me voir de temps en temps,
promenant sur moi son regard scrutateur – son regard de grande sœur
bienveillante. Que, fidèle à son rôle, elle aurait tout observé, pour à la fin
se tourner vers moi et me dévisager.
Peut-être qu’elle
savait déjà, en fait. Peut-être qu’elle savait que ce travail n’était pas pour
moi. Peut-être qu’elle savait que je n’aurais pas été heureuse. Peut-être
qu’elle savait qu’il manquait quelque
chose à ma vie, quelque chose de
cruellement absent – mais cruellement indispensable : une petite touche de
magie.
Quoi qu’il en
soit, je lui aurais souri. Un sourire épanoui. Un sourire loin des attaches,
loin des problèmes, loin de Joe. Loin de ces instants bateaux. Peut-être un
sourire nostalgique, finalement. Un sourire tragique, aurait dit Lane en me
regardant tristement.
Peut-être.
Parce que, sans
cet entretien, je n’aurais pas rencontré ceux qui font maintenant partie des
miens. Comme quoi, tout n’est pas à renier dans la fatalité. Car fatal, ce
destin l’était. Probablement pas pour moi ; mais pour celui de ma famille.
Une fatalité qui n’en fut que plus vicieuse – une fatalité qui m’a rendue
heureuse.
Aujourd’hui
encore, je repense à tout ça, plantée derrière la fenêtre du salon. Elle donne
sur le jardin.
Je ne peux
m’empêcher de sourire. Ce jardin que nous avons mis tant de temps à aménager,
toi et moi ; ce jardin que nous entretenons chaque jour sans relâche. Ce
jardin dans lequel nous avons mis tout notre cœur et toute notre âme – en
souvenir de ce voyage, de Pat Boone, de Suzanne, de Gary, de nos premiers
moments en famille.
Derrière cette
fenêtre, je revois ma vie défiler. Ces moments tant aimés. Ces inconnus
rencontrés par hasard, et qui maintenant représentent tout pour moi.
Dans le jardin,
tu te débats avec la pelleteuse que je t’ai offerte pour ton anniversaire. Mon
visage s’illumine quand je repense à ce jour. Tu avais l’air tellement heureux…
Tu ne voulais le fêter « pour de vrai » qu’avec Gary et moi. Alors,
on a fait un petit repas dans le jardin mercredi dernier. Tu t’en
souviens ? Un repas tout simple, car « ce n’est pas la peine d’en
faire des tonnes », comme tu as dit. Et on a mangé tous les trois, moi
dans ma salopette que tu m’as offerte avec ton premier salaire de jardinier
apprenti de la commune, et Gary trônant en bout de table dans son cadre en bois
décoré par nos soins de petites phrases remémorant les différentes étapes du
voyage qui a changé nos vies.
Matt et Amber ne
seront de la fête que la semaine prochaine, la semaine où Matt aura la garde
d’Amber. Il se pourrait même qu’ils emmènent Suzanne – mais chut ! tu n’es
pas censé le savoir.
A travers la
vitre de la cabine de la pelleteuse dans laquelle tu es perché depuis le début
de la matinée, tu m’aperçois et me souris. Je secoue la main dans ta direction.
Tu me fais signe de te rejoindre tandis que ton sourire se fait plus grand. Je
ne sais pas quel coup tu prépares encore, mais mon petit doigt me dit que je ne
vais pas tarder à le savoir.
Je ris et sors de
la maison en courant. Dehors, l’air frais me pique le visage. Je ris toujours
lorsque j’atteins la pelleteuse, tournant sur moi-même comme une enfant qui découvrirait
la neige pour la première fois. Je ne m’engouffre dans la cabine que quelques
minutes plus tard, haletant sous ton regard goguenard.
Oui, ces inconnus
rencontrés un jour de tempête représentent maintenant tout pour moi. Ils
représentent tout ce que j’aime. Ils représentent tous ceux qu’on aime.
J’ai pensé que
cette lettre serait un beau cadeau d’anniversaire pour toi, petit frère – en
plus de la pelleteuse, bien sûr. J’ai pensé que ça te ferait plaisir de savoir
que des gens t’aiment tout autour de toi.
Peu importe ton
changement d’identité, ta fugue ou ce qui est arrivé à tes parents. Peu
importent tes choix, Luke, car ce sont les tiens. Fais-les pour toi. Vis ta vie
pour toi et pour personne d’autre. Et surtout, n’oublie pas que tu nous as,
maintenant. Nous, ces inconnus que tu as rencontré pendant une tempête de neige
alors que tu fuguais.
Cette histoire
ferait un beau roman, tu ne trouves pas ? Ou un livre imagé, pour qu’Amber
puisse le lire avec nous. On pourrait l’appeler : « Ces inconnus
qu’on aime ». Ou bien « Certains qu’on aime. » Ou alors… Non, tu
sais quoi : cherche, toi. Trouve un titre à notre histoire. Je suis sûre
que, quel qu’il soit, il sera parfait.
Je t’embrasse
très fort, petit frère,
Antonella
« Quelqu’un
qu’on aime ».
A l’image
de notre histoire, c’est un titre plutôt bancal,
sûrement un peu atypique – mais c’est un titre
qui renferme
tellement de choses. Comme notre histoire, c’est
un titre que
nous avons
construit ensemble. C’est un titre qui nous repré-
sente. Qui
nous relit les uns les autres. Exactement comme la
famille que
nous sommes à présent. Liés par un lien beaucoup
plus fort
que celui du sang : l’amour.
Merci pour
tout, grande sœur.
Luke
Corinne Léon
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