Le premier Prix de la Critique 2016 a été attribué ex-aequo à Manon Rabillard et Naïa Messie, élèves de Seconde du Lycée Passy-Buzenval pour leur texte inspiré d' Une arme dans la tête de Claire Mazard (Flammarion, 2014).
Le
tic-tac de l'horloge
Le
tic-tac obsédant de l’horloge… Ce battement régulier qui
trouble le silence qui s’est installé entre nous. De longues
minutes à se regarder, les yeux dans les yeux, sans une parole. Elle
me regarde avec un petit sourire calme, elle est sûre de sa
victoire. Tôt ou tard, je parlerai, elle en est certaine. Tout n’est
qu’une question de temps mais elle y arrivera, elle le sait. Oui
mais moi, elle ne me connaît pas. Je suis plus tenace que tous ceux
qu’elle a pu rencontrer auparavant. Moi, je tiendrai bon. Moi, je
ne parlerai pas, je ne trahirai rien. Elle ne comprendrait pas. Mais
qui comprendrait ? Qui pourrait m’aider ? Personne.
Alors, pourquoi parler ? À quoi bon se livrer ?
Elle
me regarde toujours. Elle semble ne faire qu’un avec le rythme
incessant de l’horloge. Marie, cela ne fait que dix minutes que je
la connais mais j’ai l’impression que jamais je n’en saurai
plus à son sujet. Elle ne me dira rien, je ne parlerai pas. C’est
aussi simple que cela. Cette bataille s’est engagée entre nous dès
l’instant où elle m’a fait entrer dans son bureau. Quel âge
peut-elle avoir ? Aucune idée, elle a déjà l’air usé,
fatigué. De longs cernes violets maquillent son visage. De petites
rides encadrent ses yeux. Ses cheveux sont réunis en un petit
chignon strict. Elle s’habille comme une vieille dame, longue jupe
plissée d’un vert douteux avec un chemisier d’un même ton. Elle
a un aspect morne et terne mais son regard est chaleureux et son
sourire bienveillant. Ce regard, ce sourire me rappellent ma tante.
Petit, elle m’impressionnait beaucoup. Elle parlait peu mais
regardait tout ce qui l’entourait. Certains la disaient folle, moi
je la trouvais comme illuminée de l’intérieur. Ainsi est Marie,
une petite bonne femme commune au premier abord, emplie d’une
indéniable bonté au second.
Je
commence à m’ennuyer. Combien de temps allons-nous encore nous
contempler ? Quand va-t-elle renoncer ? Mine de rien, elle
a réussi à me mettre mal à l’aise, Marie. Je croise et décroise
nerveusement les jambes, je veux remettre mes cheveux en place mais
je me rends compte de l’inutilité de mon geste, alors je renonce.
J’ai l’impression de voir une lueur de moquerie dans son regard,
elle s’est aperçue de mon trouble et sent que je vais bientôt
parler. Je parcours la pièce du regard pour me donner une
contenance. Il s’agit là d’un bureau très banal. Tout est
impeccablement rangé. La moquette verte est d’une propreté
absolue. Le bureau est le meuble le plus imposant du lieu. En acajou,
ciré, organisé, on constate rapidement que sa propriétaire a mis
toute sa coquetterie, tout son luxe dans ce bureau. Finalement, il
doit être un peu comme un rempart, un moyen pour se protéger de la
misère qu’elle rencontre ici chaque jour. Trois armoires de métal
doivent renfermer des centaines de dossiers, dossiers d’enfants
battus, maltraités, orphelins, immigrés, comme moi. Ils renferment
tous un secret et je songe que le mien doit se trouver (ou à défaut
s'y trouvera bientôt) dans une de ces austères armoires. Au mur,
quelques photographies d’enfants, de toutes origines, de tous pays,
ils sourient et leur regard pétille de malice. Je ne les aime pas.
Des enfants comme cela, il y a des années que je n’en ai plus vus.
Ces photos manquent de naturel. Avec le monde qui les entoure comment
ces enfants trouvent-ils encore la force de sourire ? Au fond,
je les envie, eux et leur insouciance…
Un
frisson me parcourt le corps, je me sens seul et désemparé. Je veux
sortir de cet endroit, retourner dans ma chambre au foyer. Ici, je
suis oppressé, j’étouffe ! Ma respiration est de plus en
plus saccadée, les battements de mon cœur s’accélèrent, ils
font écho à ceux de l’horloge. Je panique totalement, je me
contrôle de moins en moins. Je sens la panique monter et je suis
impuissant. Je regarde désespérément la porte. Je vais craquer,
bientôt je n’arriverai plus à résister.
J’ai
besoin d’aide !
Soudain,
des images me reviennent, du sang, des cris et ces yeux. Non, je ne
veux pas, je ne peux pas ! Qu’elles me laissent ! Elles
me hantent. Toutes les nuits, elles sont là et elles murmurent à
mon oreille, toujours la même mélodie lancinante. Elles arrivent
doucement, comme pour me mettre en confiance, puis elles montent
crescendo pour atteindre leur apogée dans un concert de hurlements.
Enfin, durant de longues heures, ces images me restent, tel un point
d’orgue : des villages brûlés, des cadavres qui
s’amoncellent et elle…
Non,
je dois me concentrer, sur Marie, sur le tic-tac obsédant de
l’horloge… Mais je n’y arrive pas, je n’y arrive plus. Les
souvenirs m’attrapent, ils me happent pour m’obliger à leur
faire face. Je me sens tomber, quelque chose, quelqu’un me
rattrape. J’entends des cris, des gens courent dans tous les sens,
les maisons brûlent, les soldats tirent sur des femmes, des enfants
qui tentent de s’enfuir. Tous tombent, il n’en restera aucun, ce
sont les ordres. Je dois obéir. J’aime obéir. Je dois tuer.
J’aime tuer. Et au milieu de toute cette débâcle, un enfant,
paralysé par la peur. Sa mère vient de mourir sous ses yeux, elle
s’est effondrée là à ses pieds. Il n’a pas compris. Et cette
femme qui s’approche de lui et le prend dans ses bras. Je m’avance,
elle a compris. Elle ne dit rien. Mais elle me regarde, d’une façon
que jamais je n’oublierai.
Jamais.
Non,
je ne veux pas !
Je
cours. Je cours. Je tombe. Je me relève. Je serre mon arme contre
moi. Elle entrave ma fuite. Je ne veux pas l’abandonner. Je la
serre fort. J’enjambe les talus. Des branches me fouettent le
visage. Je cours. Je cours… Je n’en peux plus. Il fait encore
nuit. Cette forêt n’en finira jamais.
J’ai
peur.
J’ouvre
les yeux. Tout tourne autour de moi. Marie m’a pris dans ses bras.
Elle a l’air inquiet. Une mèche tombe de son chignon tout à
l’heure impeccable. Une légère rougeur s’est installée sur ses
joues. Je pense que je ne dois pas être beau à voir non plus…
J’essaye de me relever mais n’y arrive pas. Je suis encore trop
faible. J’espère que Marie n’a pas compris ce qui venait
réellement de m’arriver. J’ai honte. J’ai honte à chaque
fois. Je déteste me montrer en position de faiblesse. Je ne contrôle
rien. Qu’ai-je pu dire ? Qu’ai-je pu faire ? Je hais ne
rien contrôler. J’ai envie de pleurer. J’ai besoin d’être
seul maintenant. Mais qu’elle me laisse partir ! Les larmes me
montent aux yeux. Je ne veux pas qu’elle me voit dans cet état. Et
ça y est, c’est la catastrophe. Sans que je puisse rien faire une
larme coule lentement le long de ma joue. Elle y imprime son sillon
mouillé, signe de ma défaite. Je regarde désespérément la porte.
–
Apollinaire ?
À
travers mes larmes, je souris. J’ai gagné. Ce combat-là, je le
gagne toujours. Elle a parlé la première.
Derrière
elle, le tic-tac obsédant de l’horloge.
Manon Rabillard
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Une
arme dans la tête de
Claire MAZARD
Je
cours. Je cours. Le bus. Je serre mon sac contre moi. Il contient le
livre. Je ne veux pas le faire tomber. Je le sers fort.
J’accélère
le pas. Le vent glisse le long de mon visage. Je cours. Je cours…
Je
n’en peux plus.
Il
fait nuit.
Cette
rue n’en finira jamais.
Je
suis fatiguée.
Je
monte dans le bus. Je m’assieds au fond dans un coin. Je sors le
livre. Une arme dans la tête.
Commencé
la veille. Refermé tard la veille. Plus que quelques pages. Il me
faut le finir. Il me faut savoir la fin. Va-t-il s’en sortir ?
Est-il simplement possible de s’en sortir ? « Pour la première
fois, je cours pour aller vers quelqu’un. Pas pour fuir. »
Je
le ferme. Je ferme les yeux. Une once de joie dans cette noirceur.
Les yeux embués. Je suis touchée.
Enrolé,
drogué, alcoolisé, il a commis, dès ses 11 ans, des atrocités
innommables.
Choquée.
Six
personnes autour de moi. Pourtant si seule.
Si loin. Si vide mais si pleine. Si lourde mais si légère. Mon
esprit ne peut oublier. Mon esprit ne peut divaguer. Je lève les
yeux, le bus semble ne plus avancer… Tout semble lent.
Il
l’a
fait. Qui ? Quoi ? Apollinaire ! Le viol ! La torture ! Il
les a
commis ! Je voulais qu’il
s’en
sorte. Il
était
si jeune. Mais IL LES A
FAITS !
Dans les livres d’histoire, dans les documentaires de mon
grand-père, dans les bandes annonces choquantes sur YouTube… On
les qualifie de « monstres».
Plus ou moins « monstres ».
Mais « MONSTRES
»
quand
même. Jeunes ou vieux. Enrôleurs ou enrôlés. Blonds ou bruns.
Yeux verts ou yeux bleus. Tous ont causé douleur, souffrance, perte,
sang, larme. Tous ont perdu leur humanité. Ils sont devenus des
MONSTRES. Certes, pas fantastiques, ni magiques mais apeurants,
sanglants,
terrorisants. Que sommes-nous censés dire d’un enfant qui a vidé
quelqu’un de son sang ? Que sa victime a disparu? Nous a quittés ?
Qu’elle est montée au ciel ? Ou même s’est endormie pour
toujours?
Qu’elle
n’est plus parmi nous ? Et bien NON. Un enfant a TUÉ, TORTURÉ,
VIOLÉ
!
Sa victime est bel et bien morte ! Oui ! MORTE ! M-O-R-T-E!
Il
essaie, il échoue, il rechute, il remonte, il semble s’en sortir
même à la fin. Mais est-ce vraiment ce que j’aimerais ?
Voudrais-je vraiment qu’il
s’en
sorte ? Serait-ce moi le monstre ? Une sœur, une mère violée ? Un
frère,
un père
égorgé ? Mais tout cela
causé
par un enfant, alors on est censé le pardonner ?
Dès
son plus jeune âge
il
a été enrôlé, entraîné,
formé.
Dès lors, il n’était plus un être
vivant. Il était
déjà mort,
déjà
perdu. C’est à ce moment-là qu’on aurait dû le pleurer.
Vous
rêviez encore !
Je
ne rêve pas, madame : je tente de mes souvenirs :«
douloureuse… souffrance».
Il
cherche à mettre des mots sur ces pensées. Sur ces actions
indicibles. Seul il n’arrivera
à
rien.
J’aimerais
pouvoir lui crier qu’il a tort. Qu’il ne va jamais s’en sortir.
Qu’il est mort. Mais Apollinaire se découvre à travers les vers
de cet autre Apollinaire. Il arrive dorénavant à mettre des mots
sur ses émotions et même à se sentir vivant. Il lui faut lire ce
recueil. Il lui faut « picorer
».
Il lui faut se découvrir à travers
un autre. Un miroir ? Est-ce lui ou un poète qui le guide ?
Il
y a quelques années. Je me souviens. Je devais avoir cinq ou six
ans, dans un monde de princesses, de dragons, de princes charmants et
de méchants. Mon frère et moi nous inventions des histoires. Il
tuait les fées machiavéliques, les méchants loups ou les sorciers
ténébreux pour me sauver. Oui, il les tuait…
Il
y a quelques semaines. Je me souviens. Je devais être avec mon
grand-père. Nous regardions un documentaire sur la guerre. La
libération de notre pays. Ils se tuaient pour leur patrie. Ils
torturaient pour obtenir des informations et ainsi sauver des vies.
Oui, ils tuaient…
Mon
frère était un héros, ces soldats étaient des héros. Imaginant
ou effectuant le même mouvement, ils semblent moins « MONSTRES ».
Ils sauvaient des vies au prix de la leur. N’est-ce pas ce
qu’Apollinaire fait, ou pense faire ? Alors est-il, lui aussi, un
héros ?
Je
ne peux me résoudre à le laisser là, l’oublier sur le terrain.
Il était au mauvais endroit au mauvais moment… Puis-je vraiment
lui en vouloir d’être naïf étant enfant? Mes sentiments se
mélangent, se contredisent, se bousculent, crient, se tiennent
debout. BIEN
ou
MAL?
Mort ou vivant? Il ne peut que mourir pour s’en sortir. Il ne peut
vivre avec tant de souffrance et de haine. Ce serait trop beau de
simplement tourner la page. On peut prétendre oublier, mais un jour
ou l’autre son passé lui sautera à la gorge.
Il
est impossible de trancher. Bon ou mauvais ? Pitié ou haine ? Une
solitude involontaire ou méritée ? Une souffrance injuste ou
nécessaire? Animosité ou bienveillance ? Lire, relire, à
force, les retenir, ces passages ! Un jeu, une guerre. Un ami, un
soumis. Un enfant, un violeur. Un fugitif, un combattant. Un honteux,
un tueur. Tuer par balle, sauver et croire en une nation est bien
différent de violer et d’abuser. Page après page, on se fait une
idée. Page après page, on se défait de cette idée. Il faut
trancher. Comme les gorges qu’il a coupées.
«
Otis Mygatt ».
Mon arrêt.
Je descends. Tout semble plus calme. Ma vie facile. Ce livre m’a
fait grandir. J’ai 15 ans. Je suis libre. Famille et amis. Bons
résultats scolaires. Cependant un poids. Apollinaire représente
nombre d’enfant soldats. Lui a pu s’en sortir. Lui a été «
chanceux ».
Mais malgré tout, pour tous ces enfants qui par miracle ont pu
s’échapper : l’arme n’est plus entre leurs mains. Elle est en
eux. Elle est « eux ».
Elle est dans leur tête. Comment enlever une arme ancrée dans une
tête ?
Naïa Messie
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